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Les vents me furent favorables au cours du voyage de retour.
Une fois en mer la brume s’estompa et le bateau fut poussé dans la Manche par un léger vent de sud-est. La température était montée de plusieurs degrés et, après le froid glacial de la semaine précédente, on éprouvait presque une sensation de chaleur. Le patron, qui rapportait une cargaison d’étoffes et d’outils en acier, était de plus joyeuse humeur.
Comme nous approchions de la terre, le soir du second jour, j’aperçus la côte enveloppée d’une légère brume. Mon cœur battit plus vite : nous étions presque arrivés. J’avais passé une grande partie du voyage à réfléchir. Mes décisions dépendraient de l’arrivée du messager. Et il était temps d’avoir un nouvel entretien avec Jérôme. Soudain, une pensée que j’avais tenté d’étouffer ces deux derniers jours s’imposa à mon esprit. Mark et Alice étaient-ils toujours en sécurité ?
La brume rendait la navigation difficile dans le chenal traversant les marais jusqu’au quai de Scarnsea. Le patron me demanda en hésitant si je pouvais prendre une perche pour écarter le bateau du bord si on approchait trop près. J’acquiesçai. Une fois ou deux, elle faillit rester prise dans la boue épaisse et gluante sillonnée par de petits ruisseaux de neige fondue. Je fus ravi d’atteindre enfin l’embarcadère. Le patron m’aida à remettre le pied sur la terre ferme en me remerciant de mon aide. Il avait peut-être fini par mieux considérer un hérétique réformateur au moins.
**
Je me dirigeai tout de suite vers la demeure de Copynger. Il s’installait pour dîner en compagnie de son épouse et de ses enfants. Il m’invita à me joindre à eux, mais je lui dis que je devais rentrer. Il me conduisit alors à son confortable cabinet de travail.
« Y a-t-il eu d’autres événements au monastère ? lui demandai-je dès que la porte fut refermée.
— Non, monsieur.
— Tout le monde va-t-il bien ?
— Oui, autant que je sache. J’ai des nouvelles concernant ces ventes de terres, cependant. » Il ouvrit un tiroir de son bureau et y prit un document de cession de propriété. J’en étudiai la calligraphie ornée, le sceau du monastère de cire rouge apposé nettement au bas du parchemin. Le contrat translatif cédait à sir Edward Wentworth, pour la somme de cent livres, un grand terrain cultivable de l’autre côté des Downs.
« C’est bon marché, commenta Copynger. C’est une belle terre.
— Cette vente n’a pas été notée dans les registres officiels que j’ai consultés.
— Alors, voilà les filous, monsieur ! fit-il en souriant. Finalement je me suis rendu moi-même chez sir Edward accompagné de l’officier de paix. Ça lui a fait peur, car, malgré son arrogance, il s’est alors souvenu que j’ai le pouvoir de procéder à une arrestation. Moins d’une demi-heure plus tard il a remis l’acte en gémissant qu’il avait acquis le bien de bonne foi.
— Avec qui a-t-il négocié au monastère ?
— Son intendant a traité avec l’économe, il me semble. Vous savez qu’Edwig a la haute main sur tout ce qui concerne les finances du monastère.
— Mais l’abbé devait apposer le sceau sur le document. Ou quelqu’un d’autre l’a fait à sa place.
— En effet. Et, monsieur, l’accord stipulait que la vente restât secrète quelque temps, les métayers payant comme d’habitude leur loyer à l’intendant du monastère qui le remettrait à sir Edward.
— Les cessions secrètes ne sont pas illégales en elles-mêmes, dans la mesure où on ne les cache pas aux inspecteurs du roi. » Je roulai le document et le rangeai dans ma sacoche. « Vous avez bien agi et je vous en suis reconnaissant. Continuez votre enquête sans rien révéler pour le moment.
— J’ai enjoint à Wentworth de garder secrète ma visite, sous peine de s’attirer les foudres des services de lord Cromwell. Il ne dira rien.
— Fort bien. Je vais agir au plus vite, mais j’attends d’abord des renseignements en provenance de Londres. »
Il toussota.
« Pendant que vous êtes là, monsieur… La mère Stumpe a demandé à vous voir. Je lui ai dit que vous deviez revenir cet après-midi et elle s’est postée dans ma cuisine. Elle ne va pas déguerpir avant de vous avoir parlé.
— Fort bien. Je peux lui accorder quelques minutes. Au fait, de quelles forces pouvez-vous disposer ici ?
— Mon officier de paix et son adjoint, ainsi que mes trois informateurs. Mais il y a en ville de bons réformateurs sur qui je peux compter en cas de besoin. » Il scruta mon visage. « Vous vous attendez à des difficultés ?
— J’espère que non. Mais je compte procéder à des arrestations sous peu. Peut-être pourriez-vous vous assurer que vos hommes sont disponibles et que la prison de la ville est prête. »
Il hocha la tête en souriant.
« Je serai ravi d’y accueillir quelques moines. Et, monsieur, poursuivit-il en me regardant d’un air entendu, quand cette affaire sera terminée, aurez-vous la bonté de me recommander à lord Cromwell pour me remercier de mon aide ? J’ai un fils qui a presque l’âge de monter à Londres…
— Je crains qu’une recommandation de ma part n’ait guère de poids en ce moment, répliquai-je avec un sourire narquois.
— Ah ! fit-il, l’air déçu.
— Bon. Pourrais-je voir la bonne dame ?
— Cela ne vous gêne pas de lui parler dans la cuisine, n’est-ce pas ? Je ne veux pas qu’elle marche sur mes tapis avec ses souliers crottés. »
Il me mena à la cuisine, où était assise la gouvernante, un gobelet de bière entre les mains. Copynger chassa deux filles de cuisine curieuses et me laissa en tête à tête avec elle. La vieille femme alla droit au but.
« Je suis désolée de vous déranger, monsieur, mais je dois vous demander une faveur. Nous avons enterré Orpheline, il y a deux jours, dans le cimetière.
— Je suis content que son pauvre corps soit en repos.
— J’ai payé moi-même l’enterrement mais je n’ai pas d’argent pour une stèle. J’ai vu que vous étiez triste d’apprendre tout ce qu’elle avait subi et je me suis demandé si… Une stèle bon marché coûte un shilling, monsieur.
— Et une chère coûte combien ?
— Deux, monsieur. Je peux vous faire envoyer un reçu. »
Je comptai deux shillings.
« Cette mission fait de moi un dispensateur d’aumônes, dis-je d’un ton chagrin, mais il faut qu’elle ait une belle stèle. Je ne paierai pas pour des messes, cependant.
— Orpheline n’a que faire de messes, rétorqua-t-elle avec mépris. Je crache sur les messes pour les défunts. Elle est en sûreté auprès de Dieu.
— Vous parlez comme une adepte de la Réforme, ma bonne.
— J’en suis une et j’en suis fière.
— Au fait, ajoutai-je d’un ton désinvolte, avez-vous jamais été à Londres ? »
Elle me regarda d’un air perplexe.
« Non, monsieur. Une fois j’ai été jusqu’à Winchelsea.
— Vous n’avez pas de parents à Londres ?
— Toute ma famille vit dans cette région.
— C’est bien ce que je pensais. Ne vous en faites pas, mon amie. »
Je la remerciai et pris brièvement congé de Copynger, lequel était visiblement moins chaleureux maintenant qu’il savait que je ne jouissais pas de la faveur de Cromwell. J’allai chercher Chancery aux écuries et repris la route embrumée du monastère.
**
Je sentais l’atmosphère se réchauffer encore tandis que je chevauchais lentement dans l’obscurité. Chancery avançait avec précaution, le chemin étant rendu glissant par la neige fondue. J’entendais l’eau dégouliner en gargouillant dans les marais. Je mis bientôt pied à terre et menai Chancery par la bride, de crainte que, vu l’obscurité, il ne patauge dans la boue et ne quitte le chemin. Enfin l’enceinte du monastère et les lumières de la loge de Bugge apparurent à travers la brume. Celui-ci, une torche à la main, répondit sans tarder aux coups que je frappai contre le portail.
« Vous voilà de retour, monsieur. C’est dangereux de voyager à cheval par une telle nuit.
— J’étais pressé. » Je franchis le portail en tenant Chancery par la bride. « Un coursier a-t-il apporté un message pour moi, Bugge ?
— Non, monsieur, il n’y a rien eu.
— Peste ! J’attends quelqu’un venant de Londres. S’il arrive, venez me chercher sur-le-champ. De nuit comme de jour.
— Oui, monsieur, comptez sur moi.
— Et sauf contrordre de ma part, personne, vous entendez bien, personne, ne doit quitter l’enceinte du monastère. Vous comprenez ? Si quelqu’un désire sortir vous devez m’envoyer quérir. »
Il me fixa d’un air curieux.
« Si vous l’ordonnez, monsieur le commissaire.
— Absolument. » Je pris une profonde inspiration. « Que s’est-il passé, ces derniers jours, Bugge ? Tout le monde va bien ? Maître Mark ?
— Oui, monsieur. Il loge chez l’abbé. » Il planta sur moi un regard perçant, ses yeux envoyant des éclairs dans la lumière de la torche. « Mais d’autres se sont déplacés.
— Que voulez-vous dire ? Foin d’énigmes, l’ami !
— Le frère Jérôme. Il est sorti de sa chambre hier. Il a disparu.
— Vous voulez dire qu’il s’est enfui ? »
Il ricana méchamment.
« Il pourrait pas filer très loin, celui-là, et il n’est pas passé par mon portail. Non, il se cache quelque part dans le monastère. Le prieur aura tôt fait de le dénicher.
— Mordieu, on était censé le tenir enfermé ! » Je grinçai des dents. Maintenant je ne pourrais pas l’interroger sur le visiteur de Mark Smeaton. Tout dépendait désormais du messager.
« Je sais, monsieur. Mais aujourd’hui plus rien n’est fait sérieusement. Le serviteur qui s’en occupe a oublié de verrouiller la porte de la chambre. Vous voyez, monsieur, tout le monde a peur. La mort du frère Gabriel a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Et on dit que le monastère va être dissous.
— On dit ça ?
— Eh bien, c’est logique, non ? Entre ces meurtres et l’annonce que de nouveaux monastères vont être confisqués par le roi ? Qu’en dites-vous, monsieur ?
— Corbleu, Bugge ! Croyez-vous que je vais discuter de questions politiques avec vous ? »
Cela lui rabaissa le caquet.
« Je suis désolé, monsieur. Je n’avais pas l’intention d’être insolent. Mais… » Il se tut.
« Eh bien ?
— On dit que, si les monastères sont dissous, les moines obtiendront des pensions mais les serviteurs seront jetés à la rue. Seulement moi, j’ai presque soixante ans. Je suis sans famille et je n’ai pas d’autre métier que celui-ci. Et il n’y a pas de travail à Scarnsea.
— Je n’ai aucune prise sur les colporteurs de ragots, Bugge, répondis-je doucement. Bon, votre assistant est-il là ?
— David, monsieur ? Oui.
— Alors demandez-lui, s’il vous plaît, de conduire Chancery à l’écurie pour moi. Je vais chez l’abbé. »
Je regardai le jeune gars traverser la cour avec précaution dans la neige fondue en guidant Chancery par la bride. Je me souvins de ma discussion avec Cromwell. Bugge et tous les autres seraient mis dehors, confiés à la paroisse s’il n’y avait pas de travail. Je me rappelai les mendiants patentés en train de déneiger le chemin, la fois où j’étais allé à l’hospice des indigents. Même si je ne l’aimais guère, ce n’était pas agréable d’imaginer Bugge, dépouillé de ses quelques onces d’autorité, occupé à ce genre de tâche. Cela le tuerait en moins de six mois.
Un mouvement me fit me retourner brusquement et agripper l’épée de John Smeaton. Debout contre le mur, une vague silhouette était perceptible dans la brume.
« Qui va là ? » m’écriai-je.
Le frère Guy s’avança, le capuchon encadrant son visage sombre.
« Messire Shardlake, fit-il de son accent zézayant. Vous voilà donc de retour ?
— Que faites-vous donc, mon frère, debout là, dans le noir ?
— Je voulais respirer un peu d’air pur. J’ai passé la journée avec le vieux frère Francis. Il est mort il y a une heure. » Il fît le signe de la croix.
« Je suis désolé.
— Son heure était venue. À la fin, il semblait retombé en enfance. Il parlait de vos guerres civiles du siècle dernier, entre les York et les Lancastre. Il avait vu le vieux roi Henri VI conduit le long des rues le jour de sa restauration, la bave aux lèvres.
— Aujourd’hui, nous avons un roi fort.
— Personne ne pourrait le nier.
— Il paraît que Jérôme s’est échappé.
— En effet. Son gardien a laissé ouverte la porte de sa chambre. Mais on va le retrouver, même dans un lieu aussi vaste. Sa santé ne lui permet pas de rester caché. Le pauvre homme… Il est plus faible qu’il ne le paraît, et une nuit passée dehors n’arrangera pas sa condition.
— Il est fou. Il pourrait être dangereux.
— Les serviteurs n’accomplissent plus leurs tâches avec soin. Il en va de même des moines, car tous craignent pour leur avenir.
— Alice va-t-elle bien ?
— Oui, très bien. Nous avons beaucoup travaillé, elle et moi. Maintenant que le temps se radoucit, tout le monde attrape la fièvre. C’est à cause de ces miasmes fétides montant des marais.
— Dites-moi, mon frère, avez-vous jamais été à Tolède ? »
Il haussa les épaules.
« Quand j’étais enfant, notre famille allait de ville en ville. Nous n’avons été en sécurité qu’en arrivant en France, quand j’avais douze ans. Oui, je me rappelle que nous avons séjourné quelque temps à Tolède. Je me rappelle un grand château, un bruit de métal battu apparemment dans un millier d’ateliers.
— Y avez-vous jamais rencontré un Anglais ?
— Un Anglais ? Je ne m’en souviens pas. Non que cela eût été inhabituel à l’époque, car il y avait jadis beaucoup d’Anglais en Espagne. Il n’y en a plus aujourd’hui, bien sûr.
— Oui. L’Espagne est devenue notre ennemie. » Je m’approchai de lui pour plonger mon regard dans ses yeux marron, mais ils étaient insondables. Je refermai mon manteau. « Il faut que je vous quitte maintenant, mon frère.
— Voulez-vous reprendre votre chambre à l’infirmerie ?
— Nous verrons. Mais faites-y allumer un feu. Bonne nuit. »
Je le quittai et me dirigeai vers la maison abbatiale. Lorsque je passai devant les dépendances, je jetai des coups d’œil anxieux dans les coins sombres, guettant le blanc reflet d’une soutane de chartreux. Qu’avait l’intention de faire Jérôme maintenant ?
**
Le vieux serviteur répondit au coup que je frappai à la porte. Il me dit que l’abbé Fabian était là, qu’il parlait avec le prieur, et que maître Mark se trouvait dans sa chambre. Il me conduisit au premier, à l’ancienne chambre du vieux Goodhaps, débarrassée des bouteilles et de l’odeur du vieil homme sale. Mark travaillait, assis à la table couverte de lettres. Je notai que ses cheveux avaient beaucoup poussé. Il lui faudrait aller chez le barbier à Londres s’il voulait rester à la mode.
Il me salua brièvement, l’œil froid et vigilant. J’étais à peu près certain que ces derniers jours il avait passé avec Alice le plus de temps possible.
« Tu regardes la correspondance de l’abbé ?
— Oui, monsieur. Les lettres semblent toutes avoir trait aux affaires courantes. » Il scruta mon visage. « Comment les choses se sont-elles passées à Londres ? Vous avez découvert l’origine de l’épée ?
— Certains indices. J’ai fait quelques démarches supplémentaires et j’attends un messager venant de Londres. En tout cas, l’éventualité que les Seymour aient reçu des lettres de Jérôme ne semble pas inquiéter Cromwell. Mais il paraît que le chartreux s’est échappé.
— Le prieur l’a cherché partout avec plusieurs jeunes moines. Je leur ai prêté main-forte hier pendant quelque temps, mais on n’a trouvé aucune trace de lui. Le prieur est très en colère.
— Ça ne m’étonne pas. Et qu’en est-il de ces rumeurs selon lesquelles on dissout les monastères ?
— Apparemment, un homme de Lewes a raconté à la taverne que le grand prieuré s’est soumis.
— Cromwell a dit que c’était imminent. Il envoie sans doute des agents dans tout le pays pour répandre la nouvelle afin d’effrayer les autres maisons. Mais je n’ai pas la moindre envie pour l’instant que de folles rumeurs circulent partout. Il faudra que j’essaie de rassurer l’abbé, de le persuader qu’il y a une chance que Scarnsea demeure ouvert pour le moment. » Le regard de Mark se fit plus froid. Ce mensonge lui déplaisait. Les paroles de Joan affirmant qu’il était trop idéaliste pour notre monde me revinrent en mémoire.
« J’ai reçu une lettre du pays, lui dis-je. La moisson a été médiocre, hélas ! Ton père espère que les monastères seront dissous, car ça apportera du travail aux Augmentations. » Il ne répondit pas, se contentant de fixer sur moi un regard triste, glacial.
« Je vais voir l’abbé, lui dis-je. Toi, reste ici pour le moment. »
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L’abbé Fabian était assis à son bureau, en face du prieur. Ils donnaient l’impression d’être là depuis un certain temps. L’abbé avait les traits horriblement tirés. Le visage du prieur Mortimus était tout rouge, l’image même de la colère. Ils se levèrent tous les deux lorsque j’entrai.
« Messire Shardlake, ravi de vous voir de retour, dit l’abbé. Votre voyage a-t-il été couronné de succès ?
— Oui, dans la mesure où lord Cromwell ne se soucie pas des lettres que Jérôme a pu envoyer. Mais j’ai appris que le drôle s’est échappé.
— J’ai fouillé les lieux de fond en comble pour retrouver le vieux chameau ! s’écria le prieur. Je ne sais pas dans quel trou il se terre, mais il n’a pas pu escalader le mur ni passer devant Bugge sans qu’il le voie. Il est quelque part ici.
— Mais qu’a-t-il en tête ? Voilà la question. »
L’abbé secoua la tête.
« C’est justement de quoi nous parlions. Peut-être guette-t-il l’occasion de s’enfuir. Le frère Guy pense que, vu son état de santé, il ne pourra pas survivre longtemps sans nourriture et dans le froid.
— Ou bien peut-être attend-il l’occasion de faire du mal à quelqu’un… À moi par exemple.
— Dieu nous préserve ! s’exclama l’abbé.
— J’ai dit à Bugge que personne ne devait quitter le monastère sans ma permission pendant un ou deux jours. Veillez à ce qu’on avertisse les frères.
— Pour quelle raison, monsieur ?
— Simple mesure de précaution. Dites donc, il paraît qu’il y a des rumeurs en provenance de Lewes et que tout le monde assure que Scarnsea sera la prochaine maison à être dissoute.
— C’est quasiment ce que vous m’avez annoncé vous-même », soupira l’abbé.
J’inclinai la tête.
« Je déduis de mes discussions avec lord Cromwell que rien n’est encore décidé. J’ai sans doute parlé trop vite. » Je me sentis soudain coupable de leur mentir ainsi. Mais c’était nécessaire. Je ne voulais pas que, sous le coup de la frayeur, quelqu’un en particulier agisse avec précipitation.
Le visage de l’abbé Fabian s’éclaira et une lueur d’espérance apparut dans les yeux du prieur.
« Donc nous n’allons pas être dissous ? demanda l’abbé. Il reste un espoir ?
— Disons que l’annonce d’une dissolution est prématurée et qu’il faut décourager ce genre de propos. »
L’abbé se pencha en avant, l’œil vif.
« Peut-être devrais-je m’adresser aux moines avant le dîner. Il est servi dans une demi-heure. Je pourrais annoncer qu’en ce qui nous concerne, il n’y a… aucun projet de fermeture, n’est-ce pas ?
— Ce serait une bonne idée.
— Il vaudrait mieux que vous prépariez quelque chose, dit le prieur.
— Oui, bien sûr. »
L’abbé saisit une plume et du papier. Mon regard était attiré par le sceau du monastère, toujours à côté de son coude.
« Dites-moi, Votre Seigneurie, laissez-vous normalement la porte de ce bureau déverrouillée ? »
Il leva les yeux vers moi, l’air surpris.
« Oui.
— Est-ce sage ? Quelqu’un ne pourrait-il pas entrer dans la pièce en catimini et apposer le sceau du monastère sur n’importe quel document ?
— Mais il y a toujours des serviteurs dans les parages. Personne ne peut entrer ici sans permission, répliqua-t-il, l’air perplexe.
— Personne ?
— Personne, à part les obédienciers.
— Évidemment. Très bien. Je vais vous quitter maintenant et vous reverrai au dîner. »
**
Une fois de plus, je regardai les moines entrer dans le réfectoire, l’un derrière l’autre. Je me rappelai ma première soirée en ce lieu. Simon Whelplay coiffé de son bonnet pointu, debout près de la fenêtre, tremblant de froid, tandis que la neige tombait dehors. Ce soir-là, par cette même fenêtre je voyais l’eau dégoutter de stalactites dont la taille diminuait ainsi que plusieurs plaques noires dans la neige fondue, là où les crevasses se transformaient en minuscules ruisseaux.
Les moines prirent place à table, recroquevillés dans leurs habits, comme renfermés sur eux-mêmes. Des coups d’œil hostiles et inquiets furent lancés vers l’endroit où je me tenais, à côté de l’abbé, derrière le grand pupitre sculpté. Comme Mark passait devant moi pour s’asseoir à la table des obédienciers je lui attrapai le bras.
« L’abbé va annoncer que Scarnsea ne sera pas pris par le roi, chuchotai-je. C’est important. Il y a un oiseau que je ne veux pas effrayer et faire sortir de son buisson pour le moment. Pas encore.
— J’en ai assez de tout ça », marmonna-t-il en se dégageant d’un mouvement d’épaule pour aller s’asseoir. Son impolitesse éhontée me fit monter le rouge au front. Ses joues rubicondes rayonnant d’un nouvel éclat, l’abbé Fabian feuilleta ses notes, puis annonça que les rumeurs selon lesquelles tous les monastères devaient tomber étaient sans fondement. Lord Cromwell avait lui-même affirmé qu’il n’y avait aucun projet visant la soumission de Scarnsea, malgré les meurtres atroces sur lesquels l’enquête se poursuivait. Il ajouta que personne ne devait quitter l’enceinte du monastère.
Les réactions varièrent selon les moines. Certains, notamment les plus vieux, sourirent et soupirèrent de soulagement. D’autres n’eurent pas l’air convaincus. Je parcourus du regard la table des obédienciers. Les deux obédienciers de second rang, les frères Jude et Hugh, parurent soulagés et je vis l’espoir renaître sur le visage du prieur Mortimus. Le frère Guy, cependant, secoua légèrement la tête, tandis que le frère Edwig se contentait de froncer les sourcils.
Les serviteurs nous apportèrent le dîner. Une épaisse soupe de légume, suivie d’un ragoût de mouton aux herbes. Je m’assurai que l’on me servait dans le plat commun et que personne n’ajoutait quelque chose aux mets pendant qu’on les faisait circuler autour de la table. Comme nous commencions à manger, le prieur Mortimus, qui s’était déjà servi deux fois de vin, se tourna vers l’abbé.
« Maintenant que nous sommes en sécurité, Votre Seigneurie, nous devrions nommer un nouveau sacristain.
— Fi donc, Mortimus ! Il n’y a que trois jours que le pauvre Gabriel a été enterré.
— Mais nous ne pouvons attendre davantage. Quelqu’un devra négocier avec l’économe à propos des réparations de l’église, hein, frère Edwig ? » Il leva sa timbale d’argent en direction de l’économe qui avait toujours l’air renfrogné.
« Du moment qu’on nomme q-quelqu’un de plus raisonnable que Gabriel et qui c-comprenne qu’on n’a pas les moyens de se lancer dans de g-grands t-travaux. »
Le prieur Mortimus se tourna vers moi.
« Notre économe est l’homme le plus près de ses sous d’Angleterre. Bien que je n’aie jamais compris pourquoi vous étiez si farouchement opposé à la construction d’échafaudages pour effectuer les réparations, Edwig. On ne peut pas accomplir un programme de vrais travaux en n’utilisant que des cordes et des poulies. »
L’économe rougit en se voyant le centre de l’attention.
« D-D’accord. C’est vrai qu’il faudra c-construire un échafaudage p-pour effectuer les travaux. »
L’abbé s’esclaffa.
« Comment donc, mon frère ? Vous vous êtes querellé avec Gabriel à ce propos pendant des mois ! Même lorsqu’il a prévenu que cela pourrait entraîner la mort d’ouvriers, vous avez refusé de céder. Qu’est-ce qui vous arrive ?
— C’était un sujet de nég-gociation. » L’économe baissa les yeux, fixant son assiette d’un air chagrin. Le prieur se servit une nouvelle timbale du vin très fort, puis tourna vers moi son visage empourpré.
« On ne vous a sans doute pas raconté l’histoire d’Edwig et du boudin, monsieur le commissaire. » Il parlait haut, et les moines assis à la longue table se mirent à ricaner. Le visage baissé de l’économe s’enflamma.
« Allons, allons, Mortimus ! dit l’abbé avec indulgence. De la charité entre frères…
— Mais il s’agit précisément d’une histoire de charité ! Il y a deux ans, le jour de la distribution des aumônes venu, nous n’avions pas de viande à donner aux pauvres qui se pressaient devant le portail. On aurait dû abattre un porc, ce que refusait le frère Edwig. Le frère Guy venait alors d’arriver au monastère. Il avait saigné plusieurs moines et commencé à garder le sang pour servir d’engrais à son jardin. Il paraît qu’Edwig a suggéré qu’on en mélange avec de la farine pour faire du boudin et qu’on le distribue aux pauvres qui ne se rendraient pas compte qu’il ne s’agissait pas de sang de cochon. Tout ça pour économiser le prix d’un porc ! » Il éclata d’un rire sonore.
« C’est faux, s’écria le frère Guy. Je l’ai dit et redit. »
Je regardai le frère Edwig. Tassé au-dessus de son assiette, il avait cessé de manger, la cuiller serrée dans la main. Il la reposa bruyamment et se leva, ses yeux sombres dans son visage rubicond lançant des éclairs.
« Espèces d’idiots ! hurla-t-il ! Blasphémateurs imbéciles ! Le seul sang qui devrait avoir pour vous de l’importance est celui de Jésus-Christ, Notre Sauveur, que nous buvons à chaque messe lorsque le vin est transmué ! Ce sang est la seule chose qui empêche le monde de s’effondrer ! » Il serra ses poings dodus, le visage bouleversé, le bégaiement disparu.
« Imbéciles, il n’y aura plus de messes ! reprit-il. Pourquoi nourrissez-vous de vains espoirs ? Comment croyez-vous ces mensonges concernant la sécurité de Scarnsea alors que vous êtes au courant de ce qui se passe dans tout le pays ? Idiots ! Idiots ! Le roi va tous vous réduire à néant ! » Il tapa des deux poings sur la table avant de sortir à grands pas du réfectoire en claquant la porte. Une chape de silence tomba sur la salle.
Je pris une profonde inspiration.
« Prieur Mortimus, j’affirme que ce sont là des propos séditieux. Prenez, je vous prie, quelques serviteurs et placez le frère Edwig en détention. »
Le prieur était atterré.
« Mais, monsieur, il n’a rien dit contre la suprématie royale. »
Mark se pencha vers moi, suppliant.
« Mais, monsieur, ce n’étaient sûrement pas des déclarations félonnes ! s’écria-t-il.
— Suivez mes instructions ! » Je fixai l’abbé Fabian.
« Dieu du ciel, Mortimus, obéissez ! »
Le prieur pinça les lèvres, mais se leva de table et s’éloigna d’un pas vif. Je restai immobile un moment, plongé dans mes pensées, conscient d’être le point de mire de tous les présents, avant de partir à mon tour, intimant d’un geste à Mark l’ordre de ne pas bouger. J’atteignis la porte du réfectoire au moment où le prieur, sortant de la cuisine à la tête d’un groupe de serviteurs munis de torches, se dirigeait vers le bâtiment de la comptabilité.
Une main s’abattit soudain sur mon bras. Je pivotai sur mes talons. C’était Bugge, le regard ardent.
« Monsieur, le messager est arrivé !
— Quoi ?
— Le coursier venant de Londres, il est là. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi crotté. »
Je m’attardai quelques instants, regardant le prieur Mortimus cogner sur la porte de la comptabilité. J’hésitais entre le désir de le suivre et celui d’aller voir le messager. J’étais pris de vertige, des paillettes dansant devant mes yeux. Je repris mon souffle et me tournai vers Bugge qui me regardait avec étonnement.
« Allons-y ! » fis-je, et je menai la marche en direction du corps de garde.